Système d’information et système d’information numérique, Représentations plurielles
Notre position (synthèse)
La démocratie nécessite que le système d’information soit le plus explicite possible, afin que certains de ses éléments puissent faire l’objet de débat. Les définitions des termes du lexique de l’organisation, celle des valeurs considérées comme importantes… doivent pouvoir être connues de tous, et doivent pouvoir faire l’objet d’une dispute démocratique.
La mémoire doit être préservée des représentations alternatives à la représentation dominante regardant certains éléments du système d’information. La création de nouvelles représentations alternatives doit pouvoir être soutenue par les systèmes d’information numériques. L’ensemble des représentations plurielles devront être aisément accessibles dans les systèmes d’information numériques.
L’exigence de transparence et de pluralité doit s’appliquer pleinement au système d’information numérique analysé, en particulier pour l’ensemble des données permettant d’évaluer l’activité des salariés, la santé de l’organisation. Les conventions de quantification à l’origine des indicateurs, ainsi que les conventions contextuelles et sémiotiques doivent être connues ou accessibles, et doivent pouvoir être discutées et/ou construites collectivement.
Sommaire
Éclairages sur les principales notions utilisées
Système d’information et système d’information numérique
Représentations
Donnée, information, connaissance
Trois types de conventions
Notre position
Nécessité d’un SI explicite
Nécessité de la mémorisation des représentations alternatives
Nécessité d’un SIN transparent et disputé
Éclairages sur les principales notions utilisées
Système d’information et système d’information numérique
Système d’information (SI)
Suite au constat des modifications que l’informatique apportait dans les organisations (même involontairement), le concept de système d’information a été créé au début des années 70, pour le distinguer clairement du système informatique. Le Moigne (1973)1 définit ainsi le SI d’une organisation comme l’ensemble de « symboles signifiants », formels ou informels, circulant dans celle-ci. Il l’assimile donc à un langage, c’est-à-dire une capacité à rendre compte du « réel » (et/ou à le construire) sous une forme partageable par une communauté donnée.
Le SI d’une organisation est son langage. Comme tout langage, le SI ne représente pas de façon « objective » une réalité qui lui serait extérieure (Klinkenberg, 2015)2, mais au contraire est porteur de visions du monde, de doxas, de croyances, et, à ce titre, participe à construire la réalité dans laquelle fonctionneront l’organisation et ses acteurs. C’est au travers de ces visions du monde que le SI exprimera la façon dont l’organisation se voit elle-même, voit son environnement et les relations qu’elle entretient avec lui, et formalise les valeurs qu’elle promeut (ce qui est bien, performant, juste, de qualité…). Le SI est performatif, en ce sens qu’il définit et nomme ce que l’organisation veut voir exister, et invisibilise tout le reste (Salles et al., 2020)3.
Le système d’information, en tant que langage, doit permettre à tous les membres de l’organisation de communiquer, débattre, travailler ensemble.
Le système d’information numérique ou informatique (SIN) est (ou n’est qu’) une expression partielle et codée du SI.
En conséquence, ISIDOR considère SI et SIN comme indissociables. La méthode les traite comme des systèmes sociotechniques, au sens d’Elayne Coakes (2002)4, pour qui « la technologie doit être vue, discutée et développée non en tant que simple artefact technique, mais à la lumière de l’environnement social [de l’organisation] dans lequel elle opère ». Par sa vision du SI, ISIDOR rejoint la perspective adoptée par Madeleine Akrich (2010)5 lorsqu’elle écrit qu’un système sociotechnique développé au sein d’une organisation fait exister les visions du monde de ceux qui le conçoivent (ou plus précisément, selon nous, de ceux qui décident de leur conception).
Système d’information numérique
Le système d’information numérique est une sous-partie du SI, dotée de caractéristiques propres.
Sa construction nécessite l’usage de technologies, de programmes, de méthodes et de modèles spécifiques. Loin de l’apparente neutralité qui les caractériserait, ces différents filtres viennent façonner le SIN et en accroître la normativité et la performativité. Rappelons avec Feenberg qu’« une fois introduite, la technique offre une validation matérielle de l’ordre social qui l’a préalablement formée »6.
Un SIN, par essence, réduit la complexité du « réel » de l’organisation. La représentation numérique qu’il produit est relativement rigide : on ne modifie pas aisément la structure d’une base de données (ni même souvent celle d’une IHM), on ne change pas aisément une manière de faire le travail (un processus) quand elle est encodée dans un SIN, etc. Cette « rigidification » se traduit notamment par une intensification du cadrage de l’activité.
Représentations
Le terme représentation peut être défini à deux « niveaux » :
- La représentation comme une vision du monde. Le terme représentation est alors pris dans le sens de représentation mentale, d’image, de vision du monde, de doxa.
Il s’agit de l’idée qu’une entité (individu, groupe, organisation…) se fait de ce qu’est la vérité sur la composition de l’univers, son fonctionnement, son état actuel, son futur possible. L’univers dont il sera ici question se limitera à l’organisation et ses environnements proche et lointain. - La représentation comme une image, une (re)connaissance, un moyen d’identifier les objets.
Les visions du monde d’une organisation (et en particulier la vision qui domine dans cette organisation) vont être représentées sous de multiples formes concrètes : dans les catégories que l’on choisit de nommer (ou de ne pas nommer), dans les nomenclatures, dans les objectifs définis (ou non), dans la description des métiers, de la coopération entre les acteurs, et plus généralement dans la définition du lexique de l’organisation.
Les deux niveaux sont bien entendu liés puisque le second dépend du premier.
Représentation comme vision du monde
Notions voisines
On peut bien entendu penser à la Weltanschauung, conception du monde, dans la philosophie allemande. On retiendra ici la vision de Jung7 :
« […] Avoir une Weltanschauung, c’est (en effet) se former (simultanément) une image du monde et de soi-même, savoir ce qu’est le monde et savoir ce que l’on est. […] Toute Weltanschauung a une singulière tendance à se considérer comme la vérité dernière sur l’univers, alors qu’elle n’est qu’un nom que nous donnons aux choses. »
La notion de représentation peur être rapprochée également de la notion d’interprétation telle que l’emploie Jacques Rancière (2007)8 : « [la politique] commence avec l’affirmation que [les] données objectives sont elles-mêmes le produit d’une interprétation, d’un choix, qu’elles traduisent, non l’état du monde, mais l’état de la domination (…) ».
Un terme voisin de représentation, pour le monde scientifique, est celui de paradigme, au sens de « l’ensemble des croyances, valeurs et techniques qui sont partagées par les membres d’une communauté scientifique, au cours d’une période de consensus théorique » (Thomas Kuhn cité par Wikipedia9).
Comment se manifestent les représentations dans un SIN ?
Les représentations vont s’exprimer concrètement dans le système d’information numérique au travers notamment :
- des entités reconnues comme existant (et « en creux », celles qui ne sont pas reconnues comme telles), ayant un sens pour l’organisation : clients, usagers, salariés, fournisseurs, chiffre d’affaires, territoire…,
- des catégories : types d’actes médicaux, de fonctions, de métiers, de chercheurs (publiants ou non), de produits…,
- des nomenclatures : tâches, produits, revues scientifiques…,
- des objectifs et des indicateurs,
- la description de l’organisation, de la coopération entre les acteurs, des processus de travail, des tâches, des actions…
- les éléments et la structure d’un organigramme,
- un lexique : les dénominations des éléments qui précèdent (et leurs définitions), mais aussi des termes plus vagues comme par exemple « modernisation », « agilité », ou encore « résistance au changement », fortement connotés (positivement ou négativement selon les cas), et largement employés dans les organisations.
Représentations plurielles
Dans les organisations, au niveau des individus ou de certains collectifs il existe en général des représentations plurielles de mêmes entités ou valeurs. À l’inverse, cette pluralité est le plus souvent absente des SIN.
Par exemple, les systèmes d’information comptables des entreprises ne voient pas ces dernières comme des lieux de répartition. Les salaires sont représentés comme des consommations, et donc uniquement comme des charges, qui, par définition, vont affaiblir le résultat. L’apport des salariés à la création de valeur n’est pas considéré dans ces systèmes d’information comptables. Mais une tout autre représentation des salaires serait possible (et tout à fait chiffrable), au travers d’un calcul de répartition de la valeur ajoutée.
La technologie numérique peut elle aussi donner lieu à des représentations plurielles. Un SIN est souvent vu comme un simple outil technique, neutre. Mais à l’inverse il peut, comme on l’a vu, être considéré comme un système sociotechnique qui fait exister les visions du monde des dominants de l’organisation.
Par exemple la recherche d’un équilibre financier peut être vue comme un moyen pour assurer des soins de qualité à l’ensemble de la population concernée, ou, à l’inverse comme la finalité même de l’hôpital (dont la mission devient alors de « faire du séjour »)10.
Les conflits de valeurs que l’on rencontre dans les organisations (à propos de ce qu’est la qualité, l’éthique, l’efficacité…) renvoient à des représentations concurrentes de ce qu’est la mission de l’organisation, le travail bien fait, etc. Dans les SIN, c’est en général une seule vision qui est implantée, celle portée par la direction de l’organisation.
Donnée, information, connaissance
Une distinction est à établir entre donnée, information et connaissance.
Donnée
Une donnée, toujours construite (et non donnée) peut être vue comme l’« enregistrement dans un code convenu de la mesure de certains attributs d’un objet ou d’un évènement » (Mélèse, 1979)11.
En elle-même, la donnée ne porte pas de signification, elle est dépourvue de sens tant qu’elle n’est pas contextualisée.
Information
Gregory Bateson (1976)12 a proposé une définition restée célèbre : « Une unité d’information [bit of information] peut se définir comme une différence qui produit une autre différence ».
Cette définition a inspiré celle de Davenport & Prusak (1998)13 : [une information est] « une donnée qui produit une différence », c’est-à-dire un message qui modifie la façon qu’a le destinataire de percevoir quelque chose.
Dans une perspective proche, pour Mélèse (1979)11 « est information pour un être vivant (ou un automate) tout signal, tout message, toute perception qui produit un effet sur son comportement ou sur son état cognitif ».
L’information est une donnée contextualisée, interprétée, qui produit du sens.
La construction des données, leur mise en contexte, auront donc un effet essentiel sur les décisions et les actions de l’organisation.
Connaissance
La connaissance quant à elle implique un sujet humain, au sens où elle fait intervenir des valeurs, des émotions, de l’intuition, de l’expérience sensible.
Selon Thomas Davenport & Larry Prusak (1998)13 « Knowledge is a fluid mix of framed experience, values, contextual information, and expert insight that provides a framework for evaluating and incorporating new experiences and information. It originates and is applied in the minds of knowers. In organizations, it often become embedded not only in documents or repositories but also in organizational routines, processes, practices, and norms ».
On prête à Albert Einstein la phrase suivante : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est qu’information ».
La connaissance est issue de l’expérience, et elle permet l’action.
Trois types de conventions
Le contenu de cette section est issu de Colletis et al. (2020)14.
À l’origine des données : les conventions de quantification
Les conventions de quantification ont été mises en évidence par Desrosières (2012)15, qui souligne que toute quantification suppose que soit auparavant « élaborée et explicitée une série de conventions d’équivalences préalables, impliquant des comparaisons, des négociations, des compromis, des traductions, des inscriptions, des codages, des procédures codifiées et réplicables, et des calculs conduisant à la mise en nombre ». La mesure proprement dite vient ensuite, comme « mise en œuvre réglée » de ces conventions.
Façonnage de l’information par les conventions de contextualisation
Les conventions de contextualisation suggèrent un sens, une interprétation particulière, un contexte. Leur caractère situé fait qu’elles assurent le passage de la donnée à l’information, passage qui est donc construit lui aussi.
Par exemple, selon que l’on compare les montants de la dette publique de différents pays en les rapportant soit à leurs PIB respectifs, soit à la part détenue par les non-résidents, l’information produite ne sera pas similaire. Le jugement que l’on pourra porter sur la gravité de la dette publique ne sera pas analogue dans les deux contextes.
Guidage de l’interprétation par les conventions sémiotiques
Dans la présentation des données, les signes choisis (la couleur, par exemple) peuvent induire une représentation particulière qui est celle que l’émetteur de la proposition souhaite de facto suggérer. Par exemple, la couleur rouge (dans un pays occidental) transformera automatiquement la donnée en une information portant une notion de danger, une connotation négative, quand la couleur verte aura l’effet opposé.
Notre position
Nécessité d’un SI explicite
La démocratie nécessite que le SI soit le plus explicite possible, afin que certains de ses éléments puissent faire l’objet de débat. Les définitions des termes du lexique de l’organisation, celle des valeurs considérées comme importantes… doivent pouvoir être connues de tous, et doivent pouvoir faire l’objet d’une dispute démocratique.
Nécessité de la mémorisation des représentations alternatives
La mémoire doit être préservée des représentations alternatives à la représentation dominante regardant certains éléments du SI. La création de nouvelles représentations alternatives doit pouvoir être soutenue par le SIN. L’ensemble des représentations plurielles devront être aisément accessibles dans le SIN.
Nécessité d’un SIN transparent et disputé
L’exigence de transparence et de pluralité doit s’appliquer pleinement au SIN, en particulier pour l’ensemble des données permettant d’évaluer l’activité des salariés, la santé de l’organisation. Les conventions de quantification à l’origine des indicateurs, ainsi que les conventions contextuelles et sémiotiques doivent être connues ou accessibles, et doivent pouvoir être discutées et/ou construites collectivement.
Notes & références
1. Le Moigne J.-L. (1973) Les systèmes d’information dans les organisations, Paris, Presses Universitaires de France.
2. Klinkenberg J.-M. (2015) La langue dans la cité, Vivre et penser l’équité culturelle, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles.
3. Salles M., Bour R., Jardat R. (2020) « Systèmes d’information numériques : supports ou entraves à la démocratie dans les organisations ? », Revue Ouverte d’Ingénierie des Systèmes d’Information (ROISI), Numéro spécial Impact des SI sur la démocratie dans les organisations, 20-1, 2. https://www.openscience.fr/Systemes-d-information-numeriques-supports-ou-entraves-a-la-democratie-dans-les
4. Coakes E. (2002) « Knowledge Management: A Sociotechnical Perspective », dans Coakes E., Willis D., Clarke S. (eds), Knowledge Management in the SocioTechnical World, London (UK), Springer, 4-14.
5. Akrich M. (2010) « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques & Culture, 54-55, 205-219.
6. Feenberg A. (2010) Between Reason and Experience: Essays in Technology and Modernity, MIT Press, Cambridge, MA, 2010. (Traduction française, Pour une théorie critique de la technique, Lux/Humanités, Montréal, 2014).
7. Article “Weltanschauung” de Wikipedia. Jung C.G. (1931), Seelenprobleme der Gegenwart, Rascher, Zurich. Cité dans « Psychologie analytique et conception du monde », in Jung C.G. (1976), Problèmes de l’Âme moderne, Buchet Chastel, pp. 95-129.
8. Rancière J. (2007) « La démocratie est née d’une limitation du pouvoir de la propriété », Commission Journal, 17 novembre. En ligne : https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Jacques-Ranciere-La-democratie-est
9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradigme
10. Intervention de la Professeur Agnès Hartemann, cheffe du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, pendant une conférence de presse de chefs de service démissionnaires, le 14 janvier 2020.
11. Mélèse J. (1979) Approches systémiques des organisations, Éditions Hommes et Techniques, Puteaux.
12. Bateson G. (1976) Steps to an Ecology of Mind, Ballantine Books, New York.
13. Davenport T.H. & Prusak L. (1998) Working knowledge how organizations manage what they know, Harvard editions, Business School.
14. Colletis G., Fieux E., Isla A., Peneranda A. (2020) « De la donnée à l’information : de l’importance des conventions dans les organisations », Revue Ouverte de l’Ingénierie des Systèmes d’Information (ROISI), Volume 20-1, n° 2.
15. Desrosières A. (2012) Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans le gouvernement de la cité néolibérale, Nouvelles perspectives en sciences sociales : revue internationale de systémique complexe et d’études relationnelles (NPSS), vol. 7, n° 2, mai, pp. 261-295
Liens avec les autres dimensions
Dailogue social, Dispute démocratique, Citoyenneté dans l’organisation
La dispute démocratique demande des citoyens éclairés. Ceux-ci ont le devoir de s’informer. Le SIN est à même de les aider à remplir ce devoir en leur offrant l’accessibilité des définitions des « objets » (au sens très large) ayant un sens pour l’organisation et des diverses conventions à l’origine des données et des informations, ainsi que la possibilité de consulter les diverses représentations alternatives et d’en créer de nouvelles.
Système de pilotage, Prise de décision
Le SI et le SIN ont un rôle majeur à jouer dans l’explicitation et la formalisation de tous les éléments du système de pilotage (mission de l’organisation, objectifs, indicateurs…).
Le caractère explicite des trois types de conventions, l’accès à des représentations plurielles peut aider à libérer la prise de décision d’un guidage excessif de la première phase du processus (la phase de compréhension de la situation, de construction du problème), rendant plus aisé de construire des représentations innovantes des problèmes auxquels se confronte l’organisation.
Autonomie
L’autonomie demande que les acteurs de l’organisation soient informés. Les trois champs requièrent des types d’information différents, qui doivent être disponibles dans le SIN ou le SI. L’autonomie au troisième champ (le pourquoi) en particulier n’est possible que par la confrontation de visions du monde, de représentations alternatives.
Temps, apprentissage organisationnel
La construction du SI, son évolution, se déroulent sur un temps long. La mise en dispute de valeurs, d’objectifs, de finalités de l’organisation nécessite un temps d’information et d’apprentissage. Il en est de même pour l’élaboration de représentations alternatives à la vision dominante.