Temps & Apprentissage organisationnel
Notre position
La pérennité d’une organisation suggère que l’organisation existe dans la durée, sans limite de temps dans le système social.
L’organisation considérée doit ainsi prendre le temps des apprentissages, le temps de suspendre pendant un moment toute forme de travail productif ou direct pour penser le temps, l’outiller par des actions relevant de la capitalisation des connaissances, de la constitution d’une mémoire, de la programmation et de la planification qui ne concernent pas uniquement la stratégie.
Décider de disposer de temps non immédiatement ou non directement productifs est une condition du fonctionnement satisfaisant de l’organisation, de sa pérennité.
Le dialogue social autour du numérique et du projet informatique demande lui-même un apprentissage organisationnel spécifique : expérience de la gestion d’un projet numérique, composition des instances, mode de prise des décisions, positionnement des experts du numérique, types d’informations devant être disponibles, etc.
Sommaire
Éclairages sur les principales notions utilisées
Construire le temps : une préoccupation partagée
Le temps social des organisations versus/et (?) le temps contractuel des acteurs
Apprendre signifie se situer dans le temps présent afin de le maîtriser
L’apprentissage organisationnel est au cœur des organisations
Notre position (version complète)
La nécessité d’outiller la pérennité de l’organisation
La démocratie organisationnelle et le dialogue social requièrent un apprentissage
Éclairages sur les principales notions utilisées
Le temps comme notion recouvre des acceptions très différentes : le temps comme durée, le temps comme rythme, le temps posé comme linéaire (irréversible) ou cyclique1, etc.
Le sentiment de « manquer de temps », celui de l’urgence semblent désormais dominer : des temps de plus en plus courts, des rythmes de plus en plus rapides. « Tempus fugit » écrivait cependant déjà Virgile.
Construire le temps : une préoccupation partagée
Construire le temps, « durer »2, « dilater le présent »3 paraissent constituer une préoccupation partagée par les travailleurs dans les organisations comme par les organisations elles-mêmes.
Si l’instantanéisme véhiculé par le numérique et la finance, les représentations positives suggérées par la vitesse (le « contre la montre »), la mobilité semblent écraser le temps, construire le temps suppose, à l’inverse, de reconnaître le rôle essentiel des apprentissages et de l’expérience.
Mémoriser, capitaliser, programmer, planifier constituent des actions de construction du temps.
Ces actions, paradoxalement, non seulement ne nient pas l’importance du temps présent mais, comme le relève Caye (2020), sont la condition de son existence.
Selon Caye, « Construire la durée consiste (…) à transformer l’instant en maintenant, de passer de l’instant, c’est-à-dire l’in-stans, étymologiquement ce qui ne tient pas, ce qui n’est pas stable, au maintenant, au manu tenere, à ce que l’on a bien en main pour ne pas le laisser s’échapper ». Et cet auteur d’ajouter : « Le long terme ne se projette, ni ne se décide, mais s’élabore au jour le jour par notre rapport même au présent ».
Le temps social des organisations versus/et (?) le temps contractuel des acteurs
Comme le souligne Giovanni (1998, op.cit.), « les organisations ne fixent pas, a priori, une limite à leur durée dans le système social.
Lorsque nous pensons, par exemple, à une entreprise industrielle, à une banque, à une université ou à un hôpital, nous envisageons ces organisations comme des unités qui vont durer d’une façon indéterminée et, en tous cas, bien au-delà de la vie professionnelle de leurs membres ou de la participation de leurs usagers actuels ».
Giovanni ajoute : « Cette différence de durée de vie entre acteurs et organisations renvoie à un problème théorique général, qui a trait à la relation entre le temps de l’organisation et le temps de l’acteur : malgré leur rencontre et leur superposition, le temps de l’ acteur et le temps de l’organisation apparaissent, dès le début, comme fondamentalement différents car les organisations sont des agents majeurs dans le processus de construction sociale du temps : elles construisent et délimitent, d’une façon plus ou moins précise, le temps organisationnel, qui correspond en partie, mais en partie seulement, au temps des acteurs de l’organisation ou des sujets qui y participent ».
Et Giovanni d’ajouter : « Plus précisément, le temps organisationnel s’identifie au temps de fonctionnement (temps opératoire) de l’organisation, alors que le temps de l’acteur-membre (travailleur, cadre, etc.) s’identifie au temps de son engagement contractuel ».
Apprendre signifie se situer dans le temps présent afin de le maîtriser
Le sentiment d’un temps mal maîtrisé relève-t-il d’une pression exogène et objective trop forte ou cette pression est-elle ressentie comme trop forte et par conséquent en partie endogène ?
Giovanni (1998, op.cit.) considère deux sortes d’organisations : des « organisations incessantes », c’est-à-dire des organisations privées ou publiques qui opèrent en continu, 24 heures par jour et 365 jours par an ou des « organisations intermittentes », c’est-à-dire des organisations qui ont un temps opératoire avec des interruptions cycliques à l’échelle de la journée, de la semaine, ou de l’année. Giovanni observe que le processus de colonisation du temps en cours (surtout en ce qui concerne le temps de la nuit) conduit de plus en plus à la diffusion des organisations incessantes au détriment des organisations intermittentes, rendant ainsi de plus en plus vraisemblables les scenarios d’une société « toujours active », dans laquelle toutes les activités économiques, sociales et de services fonctionneraient sans aucune différence entre le jour et la nuit, tout comme entre les différents jours de la semaine.
Nul doute ainsi que la pression exercée par l’environnement de l’organisation (l’entreprise, en particulier), même lorsque celle-ci n’est pas sous la pression des marchés financiers, est forte : les délais d’approvisionnement peuvent être incertains et longs, les attentes des clients pressantes. La nécessité sinon d’avoir un taux de rentabilité élevé du moins de ne pas perdre d’argent, d’avoir un budget « équilibré », impose d’avoir la capacité de calculer le temps passé à réaliser une opération (le « time tracking »).
Cependant, on peut penser que c’est parce qu’une attention, un temps insuffisant ont été consacrés à construire le temps présent, le dilater, que ces pressions sont ressenties comme irrésistibles.
« Rien ne nous appartient ; seul le temps est à nous. Ce bien fugitif et glissant est l’unique possession que nous ait départie la nature »4.
De la même manière que l’on doit outiller la démocratie, on doit aussi outiller le temps pour pouvoir le dilater et éviter d’endogénéiser sans maîtrise aucune ce qui serait une pression exercée par l’environnement. La figure de l’organisation apprenante est ici la figure centrale. Apprendre signifie se situer dans le temps présent afin de maîtriser et vivre le futur et non pas le subir.
L’apprentissage organisationnel est au cœur des organisations
L’apprentissage organisationnel porte sur la manière dont l’entreprise crée et capitalise les connaissances, aussi bien tacites qu’explicites, qui vont lui permettre d’exister en lui procurant un avantage de différenciation. Cet apprentissage est réalisé au travers d’interactions en son sein et avec son environnement.
Apprentissage simple boucle d’adaptation et apprentissage double boucle d’exploration
On distingue classiquement l’apprentissage simple boucle de l’apprentissage double boucle.
L’apprentissage simple boucle est désigné comme un apprentissage d’adaptation. Les membres de l’organisation utilisent les connaissances acquises dans l’entreprise, des solutions connues pour traiter des situations proches ou analogues à celles déjà rencontrées.
Répétitions et routines dominent sans que cela ne pose de problème particulier dès lors que l’environnement est stable.
Dans l’apprentissage double, dit « boucle d’exploration », les membres de l’organisation vont modifier leurs habitudes de travail pour répondre à des situations inédites.
Des connaissances nouvelles sont créées enrichissant le patrimoine cognitif des personnes concernées ainsi que celles de l’entreprise s’il existe un dispositif organisé de capitalisation des connaissances. L’apprentissage double boucle produit alors des effets à long terme sur l’organisation.
Conversion et de transmission de la connaissance : quatre modes distincts
Les processus par lesquels une organisation, comme collectif, apprend d’elle-même et de l’expérience des individus qui la composent dépendent des modes de conversion et de transmission de la connaissance au sein de cette organisation.
Selon Nonaka et Takeuchi5, il existe quatre modes de conversion et de transmission de la connaissance au sein d’une organisation :
La socialisation : du tacite au tacite
Par interaction forte, les connaissances tacites des uns sont transmises directement aux autres sous forme de connaissances tacites. Ce, par l’observation, l’imitation et la pratique (l’action).
Au cours de ce processus aucun des protagonistes n’explicite son savoir-faire pour le rendre directement accessible. Ces connaissances ne peuvent pas être exploitées au niveau collectif de l’entreprise. Le savoir-faire (connaissance tacite) est très attaché à son contexte spécifique d’utilisation. Il reste focalisé sur le problème immédiat et peut, par conséquent, freiner l’innovation (comportements routiniers, conformisme…).
Dans ce mode, il est logique de penser que l’organisation, comme collectif, ne pourra véritablement apprendre de ses membres, reposant sur une simple somme d’individus cultivant leur savoir-faire.
L’intériorisation : de l’explicite au tacite
Par répétition, on encapsule peu à peu les connaissances explicites dans des séquences pouvant atteindre le stade du réflexe. Ces connaissances deviennent partie intégrante des personnes, l’appropriation se fait par expérimentation.
Les connaissances explicites sont progressivement traduites, par essai-erreur et interaction, en connaissances tacites. L’organisation, comme collectif, forme les personnes.
L’extériorisation : du tacite à l’explicite
L’individu essaie d’expliquer, rendre compte de son savoir-faire et de convertir son expérience en connaissances explicites.
La difficulté de communication (due parfois à l’absence de concepts et d’un langage communs) peut être surmontée par l’emploi de métaphores et du raisonnement analogique.
L’extériorisation consiste à rendre transmissibles et exploitables les connaissances tacites créées dans l’organisation (documents, bases de données, logiciels…)6.
La combinaison : de l’explicite à l’explicite
L’individu combine divers éléments de connaissances explicites pour constituer de nouvelles connaissances, explicites elles aussi.
Ladite combinaison implique une gestion de projet et nécessite de disposer ou mettre en place, au niveau de l’organisation, les moyens du travail collaboratif, comme :
– Un langage commun
– Des réunions avec présence physique
– Des collecticiels
– Des messageries
– Des forums, wikis
Il peut sembler que l’extériorisation et la combinaison correspondent aux situations d’apprentissage organisationnel les plus incontestables : dans ces deux cas, l’organisation comme telle apprend d’elle-même et de ses membres, dans un sens qui va toujours de la connaissance tacite vers la connaissance explicite, partageable donc.
Notre position (version complète)
La pérennité de l’organisation est-elle un objectif ? On peut en douter pour un type d’organisation particulier, les entreprises dans le giron de groupes financiarisés, considérées comme des « actifs liquides ».
Mais que signifie la pérennité d’une organisation ?
La nécessité d’outiller la pérennité de l’organisation
Que l’organisation existe dans la durée, sans limite de temps dans le système social, comme l’indique Giovanni (1998, op.cit.). Ce qui suppose que l’organisation considérée prenne le temps des apprentissages, le temps institutionnalisé de suspendre pendant un moment toute forme de travail productif ou direct pour penser le temps, l’outiller par des actions relevant de la capitalisation des connaissances, de la constitution d’une mémoire, de la programmation et de la planification qui ne concernent pas uniquement la stratégie.
En d’autres termes, nous estimons que décider de disposer de temps non immédiatement ou non directement productifs est une condition du fonctionnement satisfaisant de l’organisation, de sa pérennité (de sa « durée »).
De tels temps constituent non le gaspillage inefficace d’une ressource précieuse mais un investissement dans la pérennité de l’organisation.
La démocratie organisationnelle et le dialogue social requièrent un apprentissage
Par ailleurs, la démocratie organisationnelle requiert elle-même un apprentissage : formation aux méthodes de communication non violente, de fonctionnement au consensus/consentement, d’élections sans candidat, mais aussi structuration des documents en amont et en aval des temps de discussion, etc.
Le dialogue social autour du numérique et du projet informatique, qui est une des modalités de la démocratie organisationnelle, demande lui-même un apprentissage organisationnel spécifique : expérience de la gestion d’un projet numérique, composition des instances, mode de prise des décisions, positionnement des experts du numérique, types d’informations devant être disponibles, etc.
Le temps constitue une dimension qui traverse chacune et toutes les dimensions de la démocratie retenues dans la méthode ISIDOR.
Notes et références
- Gasparini G. (1998) « Temps, organisation et urgence », Sciences de la société, n°44 : « Urgence et décision ». pp. 15-27.
- Caye P. (2020) Durer. Éléments pour la transformation du système productif, Les Belles Lettres.
- Caye P., op.cit.
- Sénèque, Entretiens et Lettres à Lucilius, https://citations.ouest-france.fr/citation-seneque/rien-nous-appartient-seul-temps-104375.html
- Nonaka I., Takeuchi H. (1995) The Knowledge-Creating Company, New York, Oxford University Press.
- Les risques de l’explicitation sont réels si un produit intègre beaucoup de connaissances tacites. À l’inverse, si le produit est une composition de savoirs codés, il est vulnérable à l’ingénierie de rétroconception (reverse engineering).
Liens avec les autres dimensions
Dialogue social, Dispute démocratique, Citoyenneté
Dans la rédaction de la dimension « Dispute démocratique, citoyenneté dans l’entreprise », nous avons observé que : « La démocratie organisationnelle est vue par plusieurs auteurs essentiellement comme un ensemble de pratiques en évolution, ou comme un processus.
L’apprentissage organisationnel joue un rôle déterminant dans la mise en place de la dispute démocratique, la mise en œuvre d’outils méthodologiques et numériques pour la soutenir, l’acculturation des citoyens qui y participent ».
Et nous avons conclu que : « Le temps joue donc un rôle essentiel dans la démocratisation d’une organisation ».
Système d’information et système d’information numérique, Représentations plurielles
Dans la rédaction de la dimension « Système d’information et système d’information numérique, Représentations plurielles », nous avons noté que : « La construction du SI, son évolution, se déroulent sur un temps long. La mise en dispute de valeurs, d’objectifs, de finalités de l’organisation nécessite un temps d’information et d’apprentissage. Il en est de même pour l’élaboration de représentations alternatives à la vision dominante ».
Système de pilotage, Prise de décision : le temps des apprentissages
Comme tout processus, les processus de décision se déroulent dans un temps qui peut être plus ou moins long, en fonction notamment du niveau de décision, mais aussi du mode (plus ou moins démocratique) de prise de décision. La prise de décision (quasi) instantanée ne peut s’appliquer qu’à des décisions opérationnelles très simples, routinières.
Un processus de prise de décision démocratique demande un apprentissage organisationnel : recherche et compréhension des informations nécessaires en amont, acculturation aux méthodes de communication non violente et de fonctionnement en consensus/consentement, connaissance et acceptation des principes qui permettent de rendre compte d’une décision et de la faire évaluer…
La boucle d’évaluation du système de pilotage lui-même nécessite un temps assez long, qui est aussi celui de l’apprentissage organisationnel à la formation du système de pilotage.
Autonomie
Dans la rédaction de la dimension « Autonomie », nous avons indiqué que : « L’autonomie doit être une construction progressive. Elle relève de l’apprentissage aussi bien au niveau des individus et des collectifs (qui doivent être correctement formés pour assumer leur autonomie), qu’à celui de l’organisation entière (apprentissage organisationnel) ».
Nous avons également observé que : « Le temps très court de la finance et des marchés financiers s’oppose à l’autonomie des organisations financiarisées. Une entreprise financiarisée, en particulier, a perdu toute autonomie, n’a plus la capacité d’élaborer une stratégie, voire d’assurer sa pérennité étant considérée par ceux qui détiennent son capital, de façon le plus souvent éphémère, comme un actif liquide ».